La loi Avia, en cours de débat à l'heure actuelle à l'Assemblée Nationale, pourrait porter un coup fatal à la liberté d'expression dans notre pays en transférant aux moteurs de recherche et réseaux sociaux certaines responsabilités. Et cela pourrait éteindre toute contestation, différence ou opinion contraire sur tel ou tel sujet. Un vrai danger qui nous semble aller dans le mauvais sens, sachant d'ailleurs que cette loi a été présentée contre l'avis de la Commission européenne...

Par Alexandre Diehl

[Article mis à jour le 20 juin 2020 suite à la décision du Conseil Constitutionnel]

La loi, de la députée ayant déposé la proposition de loi le 20 mars 2019, a été adoptée en plein confinement par l’Assemblée Nationale. Ce texte aurait du imposer aux plateformes et moteurs de nouvelles obligations qui nous semblent démesurées, dangereuses et potentiellement contraires aux principes fondamentaux de notre pays. Garant de certaines valeurs républicaines, le Conseil constitutionnel a censuré les mesures phares du texte. Heureusement...

Les origines de ce texte

Comme assez souvent, les origines de cette loi se trouvent aux Etats-Unis. Dans le cadre des dernières campagnes électorales, certains partis ont soutenu que le scrutin avait été manipulé par des fausses informations. Ce type d’argument très fort psychologiquement, très habituel aux Etats-Unis où la liberté d’expression est reine et où presque tout est permis, n’a évidemment jamais donné lieu à l’adoption d’une loi spécifique car cela n’était qu’un argument politique. Mais, dans certains pays comme l’Allemagne ou la France qui ne semblent pas rencontrer de tels arguments, les politiques ont souhaité introduire une telle loi. C’est à ce titre que la France a voté le 20 novembre 2018 la loi contre la manipulation de l’information.

Cette loi, déjà très critiquable à notre sens, impose une vérité unique qui n’est plus déterminée par les journalistes, les investigateurs ou autres lanceurs d’alerte (qui d’ailleurs, se sont unanimement opposés au texte, en vain). Notons que le texte n’est applicable qu’en périodes électorales nationales, ce qui réduit le champ d’application.

Le problème est que la notion de vérité, tant débattue en philosophie, est toujours polyforme et plurielle. Qui est capable de dire avec certitude, la vérité sur les causes, les caractéristiques et conséquences de la récente crise du Covid 19 ? Est-ce qu’une opinion peut être qualifiée de fake-news ? Rien n’est moins sûr. Aujourd’hui, cette loi nous semble liberticide en ce qu’elle criminalise certains penseurs qui ne penseraient pas comme d’autres.

C’est dans ce contexte que certains ont émis l’idée de faire une autre loi sur « la haine sur Internet ». Ce projet, promis par le Président lors du diner annuel du CRIF, devait avoir la même philosophie que la loi sur les fakes-news, à savoir faire peser sur les plateformes l’obligation de retirer un contenu jugé illicite. C’est à ce titre que la majorité actuelle a déposé une proposition de loi.

La forme de l’adoption de la loi

La forme est ici importante à plusieurs titres.

La loi est issue d’une proposition de loi (émise par la Députée Laetitia Avia)et non d’un projet de loi (émis par le Gouvernement). La différence est importante : une proposition de loi n’est pas contrôlée et censurée par le Conseil d’Etat, qui est un filtre juridique… En d’autres termes, le gardien de la légalité n’a pas été saisi pour ce texte. Toutefois, il faut noter que durant le parcours législatif, le groupe LREM a finalement demandé au Conseil d’Etat son avis (qui n’est alors que consultatif alors qu’il aurait été impératif dans le cadre d’un projet de loi).

Autre point central : ce texte a été examiné, discuté et voté contre l’avis de la Commission européenne. Ce point est très important (surtout pour une majorité si europhile) dans la mesure où c’est extrêmement rare et politiquement très lourd de conséquences.

Il est important de rappeler qu’au titre du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et de la fameuse directive 2015/1535 du 9 septembre 2015, la Commission est seule à pouvoir autoriser un Etat à adopter des réglementations sur des thématiques « techniques » (au sens ultra-large). En d’autres termes, un Etat ne peut pas adopter une loi ou un décret « technique » sans l’accord préalable de la Commission.

Or,

  • d’une part, la Commission avait refusé que la France engage une procédure d’adoption d’urgence, ce que la France n’a pas respecté (à nouveau, il est très rare qu’un Etat viole les instructions de la Commission).
  • d’autre part, la Commission, souhaitant lancer le chantier d’une nouvelle directive sur le commerce électronique (qui va changer la responsabilité des intermédiaires comme les plateformes et moteurs de recherche), avait expressément demandé à la France de ne pas adopter ce texte. En vain…

Nous pensons qu’il y aura de lourdes suites à cette confrontation avec la Commission…

Enfin, il semblerait que la majorité avait promis de n’adopter aucun texte politique pendant la période très spéciale de confinement, mais a malgré tout imposé ce (seul) texte.

Les nouveaux principes à la charge des plateformes et moteurs

En 2000, la directive « commerce électronique » impose que les Etats introduisent dans leur droit un principe d’irresponsabilité des « intermédiaires » (hébergeurs, plateformes et moteurs) sauf s’ils ne réagissent pas « promptement » quand un Internaute signale valablement un contenu « illicite ». Ce principe a été introduit par la loi du 21 juin 2004 dite LEN. Ce principe existe donc depuis plus de 15 ans et les jurisprudences sont très claires et nombreuses.

Pourtant, le législateur a souhaité alourdir ce dispositif en imposant désormais, notamment :

  • Obligation de mettre hors ligne dans un délai d’une heure (notamment pour les contenus terroristes) ou de 24 heures (pour de nombreux autres contenus) à compter de la notification ;
  • Obligation d’informer l’autorité administrative de la suite donnée à chaque cas ;
  • Obligation de surveillance pour que le contenu mis hors ligne ne surgisse pas ailleurs ;
  • Obligation de coopérer avec les autorités et le CSA (qui s’occupe déjà des fakes news justement) ;
  • Obligation d’information des Internautes ;
  • Obligation de désigner un représentant en France.

Ces obligations s’imposent aux moteurs, aux grandes plateformes et hébergeurs. Le fait de ne pas retirer dans les délais impartis est puni, à chaque fois, de 250.000€ d’amende, mais également d’une potentielle amende administrative émise par le CSA d’un maximum de 20.000.000 € ou 4% du CA mondial (comme le GDPR).

Concrètement, de quel contenu est-il question ?

Il s’agit de « tout contenu contrevenant manifestement aux dispositions mentionnées aux cinquième, septième et huitième alinéas de l’article 24, à l’article 24 bis et aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, aux articles 222-33, 227-23 et 421-2-5 du code pénal ainsi que, lorsque l’infraction porte sur un contenu à caractère pornographique, à l’article 227-24 du même code », à savoir :

  • Provocation aux atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne et les agressions sexuelles ;
  • Apologie des crimes ci-dessus, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi ;
  • Provocation aux vols, les extorsions et les destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes ;
  • Provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;
  • Provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ;
  • Contestation de l'existence de crimes contre l'humanité ;
  • Négation, minoration ou banalisation de façon outrancière de l'existence d'un crime de génocide, contre l'humanité, de réduction en esclavage, ou crime de guerre ;
  • Injure envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;
  • Injure commise dans les mêmes conditions envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ;
  • Harcèlement sexuel ;
  • Diffusion d'image ou de représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ;
  • Diffusion d'un message à caractère pornographique lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ;
  • Provocation directe à des actes de terrorisme ;
  • Apologie publique d'actes de terrorisme.

Toutes ces lois existent. Elles n’ont pas été créées pour les besoins de la loi Avia. Mais, jusqu’à aujourd’hui, c’est à un juge, formé et expérimenté, qu’il revient de savoir si tel contenu, tel propos, répond à ces incriminations. Les juges sont bien formés en France (et c’est un avocat qui dit ça), ils représentent dans leur jugement le peuple Français et connaissent les difficultés de la balance liberté d’expression vs respect de la protection des personnes. Ils ont donc le savoir-faire et la légitimité pour trancher et décider.

La nouveauté de la loi, c’est que désormais, c’est à une personne du staff de Google, Twitter ou Facebook de trancher. C’est à une personne qui n’aura peut-être jamais fait de droit, de déterminer si oui ou non, un tweet, un post ou un contenu contrefait à la loi.

Or, il y a une amende pénale d’un maximum de 250.000€ et une amende administrative d’un maximum de 20.000.000€ si le contenu incriminé n’est pas retiré alors qu’il n’y a pas de sanction si un contenu est retiré alors qu’il n’aurait pas dû l’être. En conséquence, tout le monde comprendra que les moteurs de recherche et plateformes n’hésiteront jamais à retirer sans même se poser la moindre question : le risque est trop grand pour eux.

La censure du Conseil constitutionnel

Dans le cadre de sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a sanctionné le texte dans ses mesures phares.

Les moyens soulevés par les députés de l’opposition (aidés de nombreux juristes et avocats d’associations de défense des libertés) portaient principalement sur :

  • la reprise des arguments de la Commission européenne à savoir que le texte serait contraire à la directive du 8 juin 2000, et donc, tout simplement illégal ;
  • le principe de liberté d’expression est très largement méprisé car, en pratique, les délais imposés pour que le moteur de recherche ou la plateforme (1h pour certains contenus et 24h pour d’autres, sous peine d’amendes importantes) est incompatible avec le fait d’obtenir une décision d’un juge ;
  • des aspects purement procéduraux.

A titre personnel, nous pensions effectivement que ce soit pour cette loi Avia ou la loi fake-news, que les plateformes et moteurs de recherche ne prendront aucun risque et iront systématiquement dans leur intérêt : la limitation du risque d’amende et/ou de bad buzz. On ne reprochera jamais à une plateforme ou un moteur de recherche d’avoir retiré un contenu alors qu’on leur reprochera de ne pas l’avoir fait malgré un signalement. Ce risque est d’autant plus accru que, compte tenu du délai et des moyens humains que demandent le respect de ces règles, il semble évident que toutes les plateformes et moteurs de recherche vont utiliser des robots pour traiter les demandes. Google installera ainsi très rapidement des robots, sur la base des incriminations existantes, avec des paramètres sur des mots clés et autres tournures de phrase. Dès lors, la « justice » ne sera rendue que par des robots, paramétrés par des sociétés qui limiteront leur risque.

Dans sa décision très courte (par rapport à d’autres décisions), le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution et aux Droits de l’Homme la proposition de loi Avia et notamment l’article 11 des Droits de l’Homme. Un paragraphe synthétise la décision du Conseil : « Il résulte de ce qui précède que, compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée ».

Nous pensons que la loi Avia est donc morte-née. Seul le juge restera compétent pour faire respecter la loi et non pas les robots de Google ou d’Apple. Le juge est impartial et tranche au nom du peuple Français, ce que n’aurait jamais été fait par un Google ou un Apple.

 

Alexandre Diehl
Avocat à la cour, cabinet Lawint (http://www.lawint.com/)