La Commission européenne, après des années de procédure, a finalement ingfligé une lourde amende de 2,4 milliards d'euros à Google pour abus de position dominante. La société de Mountain View va bien sûr faire appel de cette décision et pourra à cette occasion faire un peu baisser la note, mais il nous semble que, d'une façon générale, cette sanction est juste et fondée. Voici pourquoi...

Par Alexandre Diehl


Encore une fois, les relations entre Google et la Commission européenne font l’objet de l’article juridique de la Lettre d’Abondance... Aussi étonnant que ce soit, pour une fois, la Commission a décidé de frappper fort en infligeant une amende de 2,42 milliards d’euros à Google pour abus de position dominante, notamment en ce qui concerne son moteur de recherche et la juxtaposition de Google Shopping dans les résultats. Il faut tout de suite préciser que ce montant sera évidemment contesté par Google devant la Cour européenne de l’UE. Il ne s’agit donc pas d’une amende définitive, mais son montant démontre qu’enfin, la Commission affronte réellement Google !

Rappel des faits

Pour rappel, la Commission avait entamé, en 2010, une enquête sur la position de Google sur le marché ainsi que la licéité de ses pratiques en matière de référencement naturel et Adwords (certains parlaient alors de manipulation) (pour l’ensemble des documents juridiques de cette procédure, voir l'adresse : http://ec.europa.eu/competition/elojade/isef/index.cfm?fuseaction=dsp_result). Comme souvent avec les entreprises américaines, la Commission a constaté des infractions mais n’a pas prononcé de vraies sanctions, Google s’étant uniquement engagé à respecter certains principes (en d’autres termes, Google s’est engagé à respecter la loi en échange de l’absence de sanctions…). Pis, la vérification de cette conformité à la loi était confiée… à un « Monitoring Trustee » nommé par Google !

Evidemment, tous les lecteurs de la Lettre d’Abondance avaient immédiatement compris qu’un tel schéma ne garantissait rien, à part que Google continue comme avant.

La Commission a donc très rapidement constaté de nouvelles infractions. Dès 2015, la Commission s’est ressaisie du dossier et a conclu : « De manière systématique, Google positionne et met en évidence son service de comparaison de prix dans ses pages de résultats de recherche générale, sans tenir compte de son niveau de performance. Ce comportement remonte à 2008.


Google n’applique pas à son propre service de comparaison de prix le système de pénalités qu’il applique aux autres services du même type sur la base de paramètres définis, pénalités qui peuvent amener à ce que ces services soient moins bien classés dans les pages de résultats de recherche générale de Google.
Froogle, le premier service de comparaison de prix de Google, ne bénéficiait d’aucun traitement de faveur et n’était pas performant. Grâce au traitement de faveur systématique dont ils ont bénéficié, les services de comparaison de prix ultérieurs de Google, à savoir « Google Product Search » et « Google Shopping », ont connu un taux de croissance plus élevé, au détriment des services de comparaison de prix concurrents.
Le comportement de Google a des effets négatifs pour les consommateurs et l’innovation. En effet, les utilisateurs ne voient pas nécessairement les résultats de comparaison de prix les plus pertinents en réponse à leurs requêtes. Les concurrents sont aussi moins incités à innover, car ils savent que même s’ils fournissent le meilleur produit possible, ils ne bénéficieront pas de la même visibilité que le produit de Google. »

(http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-15-4781_en.htm).

Mais, comme souvent là aussi avec les entreprises américaines, la Commission a donné (encore une fois) sa chance au moteur et a posé des questions à Google pour qu’il s’explique sur les points suivants :

  • Google a-t-il illégalement entravé le développement et l’accès au marché des applications ou services pour appareils mobiles de ses concurrents en obligeant ou en incitant les fabricants de téléphones intelligents et de tablettes à préinstaller exclusivement les applications ou services de Google ?
  • Google a-t-il empêché les fabricants de téléphones intelligents et de tablettes qui souhaitent installer des applications et des services de Google sur certains de leurs appareils Android de développer et de commercialiser des versions modifiées et potentiellement concurrentes d'Android (les « forks d'Android ») sur d’autres appareils, entravant ainsi illégalement le développement et l'accès au marché des systèmes d’exploitation pour appareils mobiles ainsi que des applications ou services de communication mobile de ses concurrents ?
  • Google a-t-il illégalement entravé le développement et l’accès au marché des applications et services de ses concurrents en liant ou groupant certains services et applications de Google distribués sur des appareils Android avec d'autres applications, services et/ou interfaces de programmation d'applications de Google?

(voir Lettre du mois de mai 2015).

C’est dans le cadre de cette nouvelle procédure que Google a répondu au mois d’aout 2015, avec des arguments assez surréalistes comme « les objections formalisées ne peuvent pas être prises en compte dans la mesure où le moteur de recherche naturelle est fourni gratuitement. L’incrimination de « position dominante » requiert une « relation d’échange » [NdR, une relation contractuelle] tel que confirmée par la jurisprudence constante. Il n’existe pas de « relation d’échange » entre Google et ses utilisateurs.  »(http://www.reuters.com/article/us-eu-google-antitrust-alphabetidUSKCN0SS25W20151103#uyHfHVw8KcJUtXU3.97). En d’autres termes, Google a envoyé promener la Commission quant à l’enquête, les questions et la procédure, sans autre forme de politesse. Mais, finalement, comme la Commission ne se « fâchait » toujours pas et avait déjà laissé passer de nombreuses chances (depuis 2010 !), pourquoi Google aurait-il fait autrement ?

Il a certes fallu du temps à la Commission pour répondre à ces provocations et a finalement condamné le géant américain à une amende de 2 424 495 00 € qui tient compte, d’après les services de la Commission, de la durée et de la gravité de la violation de la loi européenne par Google. Cette amende tient pourtant compte de règles souples en matière de détermination d’amendes (http://ec.europa.eu/competition/antitrust/legislation/fines.html). De plus (et peut-être le plus important), Google a un délai de 90 jours (à compter du 27 juin 2017) pour cesser le service « Shopping » ou équivalent en infraction avec la loi européenne. Le communiqué de presse précise même qu’en cas de non-respect de cette injonction de cesser le service, la Commission pourra (ce qui ne veut pas dire qu’ils le feront) appliquer une amende journalière allant jusqu’à 5% du CA mondial journalier moyen d’Alphabet (la société sœur de Google) : http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-17-1785_en.htm.

L’abus de position dominante

Il convient de rappeler ici que la notion d’abus de position dominante est régie par l’article 82 du Traité CE lequel dispose qu’« est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. ».

Il est extrêmement important de rappeler que la loi européenne ne punit la position dominante mais l’abus de position dominante.

En d’autres termes, un abus de position dominante suppose :

  • Une position dominante. Sur ce point, Google dispose toujours, au sein de l’Europe, d’une indiscutable position dominante puisque d’après StatCounter, Google avait près de 95% de parts de marché en Europe entre 2009 et 2017 sur la recherche (http://gs.statcounter.com/search-engine-market-share#monthly-200901-201706). Au demeurant, ce schéma est précisément celui utilisé par la Commission pour démontrer la position dominante.

  • Fig. 1. Parts de trafic des moteurs de recherche en Europe. Source : StatCounter.

  • Un abus. Le Traité précise : « Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :

a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transactions non équitables ;
b) limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs ;
c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;
d) Subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats. »

Le Traité de Rome ne définit pas cette exploitation condamnable, se bornant à donner quelques exemples de pratiques abusives, parmi lesquelles on relève le fait d'imposer des prix d'achat, ou de vente, ou d'autres conditions de transaction inéquitables, le fait de limiter la production au préjudice des consommateurs, ou encore le fait d'appliquer des conditions inégales aux partenaires commerciaux.

En réalité, tout comportement d'une entreprise en position dominante peut être qualifié d'abus quand il lui permet de limiter les effets de la concurrence. En effet, la Cour de justice a déclaré que « la notion d'exploitation abusive est une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une concurrence normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence » (Arrêt de la Cour du 13 février 1979 / Hoffmann-La Roche & Co. AG contre Commission).

En l’espèce, il est reproché précisément à Google d’avoir mis en place une stratégie importante et malicieuse de promotion de son service de comparaison de prix (« Shopping ») par rapport à la concurrence :

    • Google a systématiquement accordé une position prédominante à son propre service de comparaison de prix. Les résultats de Google Shopping apparaissent en haut ou dans la première partie des résultats de recherche ou sur la droite ;
    • Google a rétrogradé les services de comparaison de prix concurrents dans ses résultats de recherche sur la base des algorithmes de recherche génériques assortis de plusieurs critères qui ont été appliqués dès 2004 et 2011. Il est établi que même le service concurrent le mieux classé n’apparaît en moyenne qu’à la page 4 des résultats de la recherche de Google, les autres figurant encore plus loin.

La décision de la Commission porte plus sur le fait que Google ait délibérément dégradé les résultats des autres services concurrents que les algorithmes en eux-mêmes.
La Commission souligne que l’abus de position dominante a commencé dans les pays suivants à partir du moment où Google a commencé à favoriser son propre service tout en dégradant ceux des concurrents :

    • Allemagne et Royaume-Uni : Janvier 2008 ;
    • France : Octobre 2010 ;
    • Italie, Pays-Bas et Espagne : Mai 2011 ;
    • Tchéquie : Février 2013 ;
    • Autres pays : Novembre 2013.

Les effets de cet abus de position dominante sont finalement assez mécaniques :

    • Les consommateurs cliquent beaucoup plus souvent sur les résultats les plus visibles, c’est-à-dire les résultats qui apparaissent le plus haut parmi les résultats de recherche naturelle. Même sur un ordinateur de bureau, les dix premiers résultats de recherche naturelle sur la page 1 reçoivent ensemble généralement 95 % de l’ensemble des clics effectués sur les résultats de recherche naturelle (le résultat classé en premier recevant près de 35 % de l’ensemble des clics). Le premier résultat de la page 2 des résultats de recherche naturelle de Google ne reçoit que 1 % environ du total des clics ;
    • Une meilleure visibilité sur les résultats naturels a permis un accroissement du service Shopping pendant que les services concurrents connaissaient une baisse de leur trafic. Par exemple, depuis le début des abus de position dominante dans chaque pays, le trafic du service de comparaison de prix de Google a été multiplié par 45 au Royaume-Uni, par 35 en Allemagne, par 29 aux Pays-Bas, par 19 en France, par 17 en Espagne et par 14 en Italie. À la suite des rétrogradations appliquées par Google, le trafic des concurrents a connu une chute. Ainsi, la Commission a trouvé des preuves spécifiques de chutes soudaines du trafic vers certains sites concurrents, de l’ordre de 85% au Royaume-Uni et jusqu’à 92% en Allemagne et 80% en France. Ces chutes soudaines ne sauraient s’expliquer par d’autres facteurs. Certains concurrents se sont adaptés par la suite et sont parvenus à regagner une part du trafic, mais jamais la totalité.

La décision conclut finalement que Google occupe une position dominante sur les marchés de la recherche générale sur l’Internet en Europe et a abusé de sa position dominante sur le marché en conférant un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix.

Nous estimons que cette amende record est le résultat d’une longue procédure, documentée et, à notre sens, fondée. Il ne faut pas la confondre avec le « redressement fiscal » de Google France qui n’avait aucun fondement légal (ce que tout le monde savait parfaitement) et qui n’avait vocation qu’à alimenter la presse pour faire semblant auprès du peuple de « faire quelque chose » au niveau fiscal contre les GAFA. Cette décision sera évidemment contestée par Google devant la Cour de justice de l’Union européenne et il est possible que, pour de nombreuses raisons techniques, son montant soit quelque peu réduit, mais il est très probable que le principe et l’ampleur soient tout de même confirmés.


Alexandre Diehl
Avocat à la cour, cabinet Lawint (http://www.lawint.com/)