La Commission européenne a dernièrement proposé une directive sur les droits d'auteurs dont l'article 11, évoquant le concept de "droit voisin", est grandement débattu à l'heure actuelle. Qu'en est-il de cet article qui gravite autour des notions de copyright et de droit d'auteur et quels en sont les impacts possibles sur les agrégateurs d'actualités comme Google News ? Voici notre réponse...

Par Alexandre Diehl


Le projet de directive sur les droits d’auteur suscite actuellement de nombreux commentaires en Europe. Les enjeux sont importants car plusieurs écosystèmes sont concernés et pourraient voir leur business models profondément modifiés.

Histoire du droit d’auteur et du copyright

Le droit d’auteur a été inventé par Beaumarchais, voilà près de 150 ans pour s’opposer entre autres au copyright anglais. En effet, le copyright anglais était un compromis judiciaire mis en œuvre au 18ème siècle entre les imprimeurs et les éditeurs permettant aux premiers de pouvoir éditer les ouvrages après un certain délai. Cette construction totalement prétorienne a permis à l’industrie de l’édition et de l’imprimerie de connaitre de grandes heures de gloire à l’époque où les continentaux tentaient de délimiter les droits de chacun.

C’est de cette histoire qu’est né le « copyright », le droit de copier. En d’autres termes, le système anglais (que presque aucun pays au monde n’a adopté d’ailleurs) est basé sur un principe de copie et l’exception que l’auteur reçoive de l’argent en cas de copie.


Fig. 1. Carte des pays ayant adopté le copyright.
En bleu foncé : Copyright uniquement. En gris : droit d'auteur uniquement. En bleu clair : régime mixte Copyright/Droit d'auteur.
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Common_law_world.png

Fort de l’expérience anglaise en cours, certains tentèrent en Europe de nier les droits des auteurs et de ne leur laisser que quelques miettes. Les imprimeurs disposaient, de fait, des droits pour imprimer et réimprimer les œuvres. Les philosophes de Lumières, qui étaient avant tout des businessmen, ont rapidement contesté ce droit et se sont rassemblés en sociétés d’auteurs. Mandaté par une de ces société d’auteurs, Beaumarchais a lutté contre certains droits acquis par la philosophie du copyright, puis a obtenu au plus fort de la Révolution française, la première loi conférant aux auteurs des droits sur leurs œuvres. Le droit de l’auteur, ou droit d’auteur, était né.

Ce concept, selon lequel le droit nait sur la tête de l’auteur qui peut ensuite en disposer, a fait de nombreux émules dans le monde puisqu’une très grande majorité de pays a adopté cette conception. C’est Victor Hugo, immense homme politique de son époque et accessoirement (sic) écrivain, qui a initié la convention de Berne qui deviendra le socle de la reconnaissance du droit d’auteur et de la reconnaissance mutuelle entre pays de droit d’auteur et pays de copyright. Cette Convention, signée en 1886, a connu un peu de temps avant que les principaux pays en acceptent le principe : les Etats-Unis n’ont accepté la réciprocité avec les pays de droit d’auteur qu’un siècle plus tard, en 1989…

C’est dans ce contexte juridique que s’est construit l’écosystème d’Internet et la répartition des droits et obligations de chaque acteur.

Le droit des acteurs sur Internet

Le simple principe selon lequel soit l’auteur a tous les droits (droit d’auteur) mais auxquels existent certaines exceptions, soit l’imprimeur a presque tous les droits (copyright) auxquels existent également certaines exceptions, n’était pas tenable dans le monde naissant d’Internet.

Les législateurs de tous les pays ont adopté, au fur et à mesure du temps, des dispositions spécifiques.

D’une part, les exceptions nées au moment des imprimeurs ont été mises au goût du jour.

Par exemple, en France, l’article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle dispose :
« Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire :
1° Les représentations privées et gratuites effectuées exclusivement dans un cercle de famille ;
2° Les copies ou reproductions réalisées à partir d'une source licite et strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, à l'exception des copies des oeuvres d'art destinées à être utilisées pour des fins identiques à celles pour lesquelles l'oeuvre originale a été créée et des copies d'un logiciel autres que la copie de sauvegarde établie dans les conditions prévues au II de l'article L. 122-6-1 ainsi que des copies ou des reproductions d'une base de données électronique ;
3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source :
a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées ;
b) Les revues de presse ;
c) La diffusion, même intégrale, par la voie de presse ou de télédiffusion, à titre d'information d'actualité, des discours destinés au public prononcés dans les assemblées politiques, administratives, judiciaires ou académiques, ainsi que dans les réunions publiques d'ordre politique et les cérémonies officielles ;
(…)
9° La reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une œuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur.
(…)
Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur. »

D’autre part, des lois spécifiques à Internet sont venues définir encore plus précisément et de manière plus adaptée les rôles et obligations de chacun, notamment en ce qui concerne la dichotomie entre « éditeurs » et « hébergeurs ».

A ce titre, la loi du 21 juin 2004 a prévu que les « hébergeurs » ne pouvaient pas voir leur responsabilité engagée si un contenu illicite était hébergé par leurs soins, sauf à ce qu’ils n’aient pas promptement agi lorsqu’on leur a notifié un tel contenu.

Le cadre juridique de la presse en ligne

La presse en ligne est protégée comme toute presse, par des dispositions générales et quelques articles sur sa spécificité. Or, le modèle économique de cette presse a été mis à mal très rapidement par des acteurs qui, forts d’une analyse juridique intelligente, ont utilisé le droit pour monter un business model quasi « parasitaire ».

En effet, les outils de type Googles News et apparentés ont compris que l’exception de courte citation adossée à l’irresponsabilité de la LEN permettait de créer des revues de presse sans bourse délier. A ce titre, ces acteurs doivent respecter les conditions suivantes :

  • Tout d'abord, la première condition imposée par le Code de la Propriété Intellectuelle est que le nom de l'auteur et la source soient mentionnés clairement.
  • Ensuite, la seconde condition porte sur le fait que l'extrait de l'œuvre originelle soit "incorporé" dans un ensemble plus large. Cette incorporation suppose que l'ensemble plus large ait un caractère "critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information" qui suppose un travail d'analyse plus général où les extraits ont vocation à exposer le propos.

Il convient enfin de s'entendre sur la portée du mot "citation". Les citations qui doivent mentionner auteur et source doivent essentiellement répondre à l'exigence de brièveté, n'être qu'un accessoire de l'œuvre dans laquelle elles s'insèrent : pour en juger, le critère traditionnellement reçu consiste à apprécier si l'œuvre dite seconde, celle qui recourt aux citations, peut survivre sans dénaturation à la suppression desdites citations.

Ce principe a été précisé, dans les années 1980, par la Cour de cassation dans une longue affaire "Le Monde c/Microfor" où la société Microfor reprenait les articles du Monde Diplomatique et certains articles du Monde. Contre toute attente, la Cour a décidé que "sous la seule réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source, les courtes citations sont licites lorsqu'elles sont incorporées dans une œuvre seconde et quand le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou "d'information" de cette œuvre seconde justifie leur présence ; que, dans la dernière hypothèse, à savoir lorsqu'elle a un caractère d'information…, la matière de l'œuvre seconde peut être constituée, sans commentaire ou développement personnel de son auteur, par la réunion elle-même et le classement de courtes citations empruntées à des œuvres préexistantes".

Dans un langage très juridique, la Cour de cassation a ainsi largement ouvert les possibilités de la courte citation en laissant manifestement la faculté d'utiliser des articles ou des œuvres de tiers sans travail particulier, sans apport personnel. En d'autres termes, la Cour de cassation permet ainsi la justification juridique (sur le terrain de la courte citation en tout cas) des résultats de recherche des moteurs de recherche, des listes de liens, des listings d’extraits d’œuvres tierces sans travail particulier ou encore d’apports scientifiques ou pédagogiques.

Ainsi, le travail effectué par exemple par Google News en reprenant les chapôs des articles qu'il indexe ne semble pas répréhensible sur ce terrain et semble donc conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation.

Il reste cependant dommage que la loi ne prévoie pas de "taille mesurable" pour cette notion de "citation", qu'il est du coup complexe de quantifier en termes de mots ou de caractères mais simplement en "exigence de brièveté"... Ainsi, dans le passé, certains tribunaux ont accepté la reprise de 50% d’un passage, et d’autres cours ont condamné pour 10% du texte repris…

Devant la difficulté de la presse en ligne, malgré les nombreuses pressions politiques de certains gouvernements à pousser Google à discuter avec les journaux, le modèle économique a souffert de plus en plus.

C’est devant cet état de fait que la nouvelle directive proposée par la Commission européenne intègre un article 11 prévoyant un droit nouveau (« droit voisin ») pour les éditeurs de presse, leur permettant de voir rémunéré leur travail malgré l’existence de la courte citation et/ou de la LEN.

L’article 11 du projet de directive

Devant la pression des différents gouvernements allemands et à la suite de la décision survenue en Espagne (où Google News n’est plus disponible, une menace qu'il vient de réitérer au nveau de l'Europe), la Commission européenne a intégré un principe à l’article 11 créant un droit voisin. C’est sur cette base que le Parlement puis surtout la Commission (puisque le Parlement n’a pas un droit absolu d’amendement des textes) ont introduit le principe de rémunération.

En effet, le texte initial prévoyait :

“1. Member States shall provide publishers of press publications established in a Member State with the rights provided for in Article 2 and Article 3(2) of Directive 2001/29/EC [NdR : droit voisin] for the online use of their press publications by information society service providers.”

Alors que le texte final prévoit :

“1. Member States shall provide publishers of press publications established in a Member State with the rights provided for in Article 2 and Article 3(2) of Directive 2001/29/EC so that they may obtain fair and proportionate remuneration for the online use of their press publications by information society service providers.”

Ne sont concernés par cet article que les prestataires de services de la société de l'information. Cette notion a été définie par la directive 98/34/CE du 22 juin 1998 comme "tout service presté normalement contre la rémunération, à distance voie électronique et à la demande individuelle d'un destinataire de services". En d'autres termes, il s'agit clairement de viser les plateformes et autres prestataires sur Internet et non pas les journalistes, blogs ou autres Abondance qui restent libres de reprendre le contenu d'un tiers dans le cadre de la légitime exception de courte citation.

Le concept de rémunération est donc introduit alors qu'il n'était pas prévu au début du processus. En d'autres termes, alors qu'initialement la Commission n'avait pas prévu de partage de revenus entre les éditeurs de presse et les plateformes, le travail de lobbying et politique a permis d'avoir un texte qui le prévoit désormais.

La création de ce droit voisin et la notion de rémunération juste et proportionnelle a entrainé une levée de boucliers importante. En avril 2018, près de 150 organisations ont demandé l’arrêt de la discussion de la directive (https://www.numerama.com/politique/350957-reforme-du-droit-dauteur-147-organisations-chargent-la-directive-europeenne.html). Certains auteurs, proches des plateformes ou prestataires qui seraient amenés à payer, estiment que cette réforme entrainerait une limitation de la liberté d’expression, une limitation dans la création de liens et une limitation dans la libre circulation de l’information sur Internet.

D’autres, proches de ceux qui seraient amenés à recevoir les rémunérations, estiment au contraire cette réforme juste, pondérée et équilibrée. Cet été 2018, des journalistes ont publié un manifeste pour soutenir la réforme. La Quadrature du Net a finalement reconnu l’équilibre et la nécessité de cette réforme.

Il est vrai qu’en l’état, la création d’un droit voisin adossé à un droit à rémunération est nouvelle. Aucune jurisprudence, aucune loi locale n’a jamais été si loin. Certains tribunaux avaient tenté d’imposer aux plateformes de partager des revenus publicitaires avec certains éditeurs (pas nécessairement de presse), mais les cours suprêmes avaient rapidement sévi et infirmé / cassé de telles décisions.

De plus, le concept de « proportionnel » nous laisse songeur dans la mesure où qui dit « proportionnel » dit connaitre la base de calcul de la rémunération proportionnelle. Or, il nous semble ardu d’imposer à Google par exemple, de rendre public le chiffre d’affaires et la marge faite sur les services news et la publicité qui y est associée (d'autant plus qu'il n'y a pas de publicité sur Google News).

En conclusion, cet article 11 met en place un principe nouveau, dont les contours sont encore très flous. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que le Parlement européen n’entérine pas les textes, c’est uniquement le Conseil de l’Union européenne qui n’est constitué que des chefs d’Etat. Il est arrivé à plusieurs reprises que le Conseil refuse la version du Parlement (par exemple, le GDPR a été refusé dans un premier temps), il n’est donc pas interdit de penser que cela puisse arriver à ce texte.


Alexandre Diehl
Avocat à la cour, cabinet Lawint (http://www.lawint.com/)