Le 15 juin dernier, Abondance parlait de l'ordonnance du juge du tribunal de commerce de Paris qui avait débouté France Soir de sa procédure contre Google suite au déréférencement de son site sur Google News et à la fermeture de sa chaîne par Youtube, les géants américains accusant l'organisme de presse de propager des fake news. Cette décision, assez peu commentée depuis, sous-tend pourtant un vrai débat de fond entre liberté d’expression et liberté de la presse d’un côté et le pouvoir (contractuel) des GAFAM. Explications des enjeux…

 

Le cas France Soir : explications

France Soir a vu en mars 2021 son compte Youtube fermé et ses titres désindexés de Google Actualités. La raison avancée par Google était que les contenus édités par France Soir contenaient des « informations médicales incorrectes contredisant celles des autorités sanitaires locales ou de l'OMS » en violation de ses Conditions Générales. Sur la base contractuelle, Google a donc sanctionné le média français, ce qui a entrainé un manque à gagner important pour ce dernier. Il est à noter que, dernièrement, Google a également supprimé ses publicités du site de France Soir.

France Soir a poursuivi Google pour ces déréférencements (blacklist) devant le président du tribunal de commerce de Paris en référé. En mai 2021, le président du tribunal a rejeté la demande de France Soir pour des raisons de forme car les conditions du référé (à savoir une absolue évidence, une urgence ou un danger immédiat) n’étaient pas remplies. Un procès « au fond » (c’est-à-dire où chacun prend le temps d’expliquer sa position) aura lieu et un résultat est à espérer d’ici 1 an environ.

La décision rendue dans un premier temps n’est donc pas une décision fondamentale, mais l’affaire donne l'occasion de se questionner sur la confrontation de deux grands principes fondamentaux : la liberté d’expression / liberté de la presse et la force contractuelle des GAFAM.

Les principes confrontés dans le cadre de l’affaire

La liberté d’expression / liberté de la presse

Cette liberté, plus ou moins fluctuante selon les époques, a toujours existé dans toutes les civilisations, mais de manière plus ou moins évidente, générale et réelle. L’Occident surtout récent, se détache effectivement en ce qu’il garantit une liberté d’expression individuelle, alors qu’au cours des siècles il s’agissait souvent de liberté d’expression collective ou, pour ce qui concerne l’individu, on parlait plus de tolérance que de garantie. La liberté d’expression individuelle a été garantie par petites étapes à partir de la fin du Moyen Age puis plus clairement à partir de Louis XV pour être confirmée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (qui reprend pour partie le projet de code de procédure de Louis XVI). Sauf exceptions, depuis la révolution Française, la liberté d’expression est garantie par la loi puis par la constitution. Aux Etats-Unis, la constitution de 1776 la garantit pareillement (peut-être parce que certains rédacteurs de cette constitution ont aussi participé à la rédaction de la Déclaration des Droits de l’Homme).

A ce jour, la liberté d’expression est garantie par les textes les plus importants dans la plupart des pays du Monde. En France, c’est l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui pose : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. ».

Le Conseil de l’Europe (organisme pan-européen qui n’a rien à voir avec l’Union européenne) a adopté également une Convention européenne des Droits de l’Homme qui prévoit, en son article 10 :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire»

Concrètement, cela implique que, sauf exception, on ne peut pas censurer quelqu’un pour sa parole et que le juge doit contrôler cette liberté en sanctionnant ceux qui censurent. Mais, il existe de (trop ?) nombreuses exceptions à cette liberté fondamentale de l’Homme.

Tout a commencé il y a plus d’un siècle, avec la fameuse loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui a créé le délit de diffamation ou celui d’insulte publique. Puis, la loi du 1er juillet 1972 sur la lutte contre le racisme a créé les délits de propos racistes et antisémites. Ces lois ont ensuite été enrichies par des délits supplémentaires, par exemple le délit de propos homophobes ou provocation à la haine raciale ou apologie de crime contre l’humanité ou propos négationnistes ou plus récents les prêches islamistes de haine.

La France est très différente des Etats-Unis de ce point de vue, car la plupart de ces délits n’existent pas outre-Atlantique, les Américains étant très attachés à la liberté d’expression et préfèrent le débat (parfois musclé) même avec des propos très choquants plutôt que l’interdiction ou la censure. Il n’est donc pas rare d’entendre sur les ondes Américaine des thèses honteuses, car la culture Américaine le permet ; le parti nazi américain existe toujours outre-Atlantique… Il est donc fondamental de comprendre que la liberté d’expression vue de France est un droit avec beaucoup d’interdictions alors que la liberté d’expression vue des USA est un droit fondamental tout court.

En France et en Europe, c’est au juge que revient de déterminer si une personne a dépassé la ligne jaune et a constitué un délit (au titre d’une de ces lois). Comme pour toute matière, c’est le fil des affaires qui permet à la justice de dégager une jurisprudence cohérente. En matière de liberté d’expression, celle-ci est tout de même souvent rappelée :

  • La liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population» (CEDH, Handyside c/ Royaume-Uni, 7 décembre 1976) ;
  • « L'article 10 de la Convention en tant que tel ne met pas obstacle à la discussion ou à la diffusion d'informations reçues, même en présence d'éléments donnant fortement à croire que les informations en question pourraient être fausses. En juger autrement reviendrait à priver les personnes du droit d'exprimer leurs avis et opinions au sujet des déclarations faites dans les mass médias et ce serait ainsi mettre une restriction déraisonnable à la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la Convention. » (CEDH, 6 sept. 2005, n° 65518/01).

La liberté de la presse a été établie et garantie au titre de la liberté d’expression. De nombreux textes, comme la loi de 1881 sur la liberté de la presse ont précisé expressément cette liberté qui est désormais garantie au niveau constitutionnel en France.

En conséquence, le cadre légal de la liberté d’expression est clair : on peut tout dire sans diffamer ou violer l’une des interdictions, y compris dire des fake news. Oui, dans la limite des lois existantes et sans intention de nuire, on a le droit constitutionnel de dire des fake news. La seule action judiciaire concernant les fake news est qu’en période électorale (3 mois avant une élection), une publication peut être contrainte par un tribunal de retirer de « allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir ». C’est tout. Les fake news font donc partie de la liberté d’expression. La loi n’est donc pas celle que beaucoup croient.

Enfin, pour ce qui concerne la liberté de la presse, le fait qu’un journaliste donne la parole à une personne ou offre un espace pour qu’un professionnel s’exprime n’implique absolument pas son accord, son aval ou même sa coopération aux propos rapportés. Il est d’ailleurs de jurisprudence constante que les contenus rapportés par des journalistes ne sont pas sanctionnables pour lesdites journalistes, qui ne sont responsables (personnellement d’ailleurs) que des contenus édités par lesdits journalistes. Au demeurant, il convient de rappeler à ce titre que la loi de 1881 prévoit des sanctions personnelles des journalistes et jamais de l’entité juridique (la société de presse).

La force et le respect des contrats

Si la liberté d’expression est de nature constitutionnelle, la liberté contractuelle également. Il en découle un principe fondamental du code civil français : « le contrat a valeur de loi entre les parties ». En d’autres termes, le juge ne peut pas dénaturer un contrat. Or, les Conditions Générales, notamment de Google Actualités, ont valeur de loi entre les parties, par exemple entre Google et France Soir.

Le juge, qu’il le veuille ou non, qu’il soit moralement d’accord ou non, n’a pas le droit d’écarter un contrat légal pour faire respecter un équilibre ou une éthique. Les principes « éthiques » ou « moraux » sont des concepts politiques mais n’ont aucune place en droit. En conséquence, seul le contrat vaut.

Ce point est absolument fondamental pour comprendre la position et la politique des GAFAM : nous, les Méditerranéens, réfléchissons souvent en « morale » alors que les Anglo-Saxons raisonnent en droit. Or, c’est le droit qui gouverne le business, pas la « morale ». Cette différence d’angle de vue explique pourquoi les GAFAM avancent toujours et en toute… légalité.

Les Conditions Générales de Google Actualités prévoient que Google peut, à tout moment « supprimer de (se)s sources d'actualités » des contenus « non conforme au règlement » et de même ajouter : « en cas de non-respect répété ou flagrant, nous pouvons même retirer complètement le site concerné de nos sources d'actualités. ». Le règlement est constitué par les centaines de pages de règles, au sein desquelles on peut lire : « Nous n'autorisons pas les contenus qui contredisent les consensus scientifiques ou médicaux et les bonnes pratiques de médecine factuelle » (source). Au demeurant, il est intéressant de remarquer la contradiction totale entre la phrase des règles de Google et la phrase de la Cour Européenne des Droits de l’Homme : « Dans un domaine où la certitude est improbable, il serait particulièrement excessif de limiter la liberté d’expression à l’exposé des seules idées généralement admises » (CEDH, 25 août 1998, Hertel/Suisse).

Il s’agit donc là du contrat entre France Soir et Google. C’est donc ce contrat, donc cette loi qui s’appliquera pleinement entre Google et France Soir.

On pourrait à ce stade se poser 2 questions :

  • Qui interprète les règles / le contrat ? Réponse : Google. Et c’est bien là le problème. Et si on n’est pas d’accord avec Google, il faut aller voir le juge et subir l’aléa judiciaire et surtout le calendrier judiciaire…
  • Est-ce que les principes constitutionnels (de liberté d’expression) ne doivent pas primer sur le contrat ? Réponse : pas toujours, voire rarement. En fait, le contrat ne peut être « contredit » que par des dispositions impératives d’ordre public. Plus exactement les termes d’un contrat contredisant des dispositions impératives d’ordre public seront inapplicables. Par exemple, si un article dans un contrat prévoit la violation de la loi pénale (par ex, un meurtre), cet article sera nul et non avenu. Toutefois, le juge peut toujours contrôler le contrat et, sur motivation (très) détaillée et fournie, atténuer la portée d’un contrat qui serait en franche contradiction avec des libertés individuelles ou publiques.

En toutes hypothèses, il est important de comprendre que le contrat a une force juridique extraordinaire et qu’il est rarissime qu’un juge écarte des clauses d’un contrat. Seuls les Méditerranéens pensent qu’un contrat est « nul » parce qu’immoral ou non-éthique. Ce concept n’existe pas. Dans 99,99% des cas, un contrat doit être appliqué et respecté quelles que soient les clauses.

L’affaire au fond reste à venir

Il existe toujours des possibilités pour France Soir de soulever plusieurs arguments :

  • Sur le fond, France Soir pourrait demander au juge de se positionner lui-même pour savoir si les articles incriminés violent réellement les Conditions Générales de Google / Youtube. Ça serait sur ce terrain que France Soir rappellerait au juge les principes constitutionnels de liberté d’expression ;
  • Les plateformes, et notamment Google, ont des obligations d’information et de transparence, y compris à l’égard des journaux, qu’il conviendrait de vérifier ;
  • Le principe d’abus de position dominante, principe juridique de droit de la concurrence, peut être abordé dans la mesure où la position dominante de Google sur sa propre plateforme est évidente et que l’abus pourrait être discuté ;
  • Le thème de la « rupture abusive » de relations commerciales, prévu par le droit du commerce, pourrait être une piste ;
  • Enfin, la sanction (déréférencement) pourrait être discutée en ce qu’elle pourrait être considérée comme excessive / disproportionnée.

Cette affaire est intéressante car les deux positions peuvent être accueillies, défendues, entendues également. D’un côté, nous sommes tous attachés à la liberté d’expression propre aux démocraties. D’un autre côté, nous comprenons tous qu’un contrat doit être respecté. Le juge qui devra trancher aura fort à faire...

Nous, Méditerranéens, baignés dans la culture latine et démocratique, voyons la liberté d’expression et la liberté de la presse avec un prisme étatique et général. Or, nous sommes aujourd’hui confrontés à une vision libérale et communautaire différente où le législateur a un rôle faible et le « privé » régit la liberté d’expression par contrat. C’est en cela que notre compréhension des affaires comme celle de France Soir est ardue.

Alexandre Diehl
Avocat à la cour, cabinet Lawint (https://www.lawint.com/)