Le Tribunal de Commerce de Belfort a eu dernièrement à statuer sur une affaire très intéressante traitant d'actions de black hat SEO reconnues par les deux parties. Cela nous amène donc à nous pencher non pas sur la validité de cette plainte, puisque personne ne l'a contestée, mais surtout sur la façon dont a été déterminée le montant de l'indemnité demandée par le plaignant. Une décision qui fera certainement jurisprudence...

Par Alexandre Diehl


Il est des tribunaux qui aiment bien les procédures SEO. Surement parce que les juges locaux les comprennent (beaucoup) mieux que leurs collègues établis dans d’autres juridictions. Le tribunal de Belfort fait partie de ces tribunaux particuliers qui ont déjà eu l’occasion de statuer sur du negative SEO ou encore du black hat SEO.

Si aujourd’hui la question de la caractérisation de ces actions semble encadrée par la jurisprudence, grâce aux avis d’expert, la question de la quantification du préjudice (et donc de l’indemnisation) est centrale. Ainsi, dans le cadre d’un jugement en date du 17 octobre 2017, le tribunal de commerce de Belfort a condamné un mandataire automobile pour la mise en place d’un système de redirection de liens qui étaient destinés à détourner une partie du trafic de son concurrent vers son site. Le tribunal l’a condamné à verser 38 941 € à son concurrent, en réparation du préjudice résultant de la perte de chance d’être plus amplement visité au profit de la concurrence.

Le cas de l’affaire Autoconfiance 

Cette affaire semble malheureusement assez banale, mais il est rare qu’un juge appréhende aussi bien les aspects techniques, fonctionnels et économiques du SEO.

En l’espèce, la société « Autoconfiance », mandataire automobile multimarques, exploite un site, notamment pour vendre ses voitures. En novembre 2015, Autoconfiance constate la baisse de son trafic. Ayant probablement eu recours à un expert, elle découvre que la baisse de ce trafic est dû à un détournement de clientèle vers le site web de la société IES. Autoconfiance a alors mandaté un Huissier de Justice afin qu’il dresse un procès-verbal constatant que sur le moteur de recherche Google, les mots clés « autoconfiance » et dérivés aboutissaient à des résultats renvoyant vers le site d’IES.

Autoconfiance a alors mis en demeure la société IES de cesser toute utilisation des signes «autoconfiance » et a proposé un règlement amiable par le versement de 20 000 euros pour couvrir le préjudice estimé. En réponse, IES a informé qu’elle avait découvert des agissements de son prestataire de référencement, arrêtait immédiatement les redirections mais refusait d’indemniser de simples lead. Dans le cadre du procès, IES a assigné son prestataire, mais étrangement, le tribunal a refusé de lier les deux affaires.

La question portée devant le tribunal n’était donc pas vraiment de savoir si oui ou non il y a eu une action illicite de black hat SEO (puisque même IES l’admettait), mais plutôt de savoir combien devait payer IES.

Le tribunal a raisonné de la manière suivante :

Il est fait part de 1 238 clics détournés. En 2015, soit au moment des faits, Autoconfiance avait :

  • « 251 259 visiteurs par an sur son site internet,
  • Un chiffre d’affaires annuel de 7 946 370€ pour un panier moyen de 20 970€ soit environ 379 ventes de véhicules par an,
  • Un taux de capture moyen (nombre de commandes / nombres de visiteurs) de 0.150% (251259/379),
  • Une fréquentation en baisse de l’ordre 175 visiteurs/jour sur la semaine concernée de novembre 2015, soit un total de 1238 visites ».

En conséquence, le tribunal a condamné IES à 1238 x 0,15% x 20 970€, soit 38 941 €.

Le calcul parait simple, limpide, mais il est malheureux de souligner que peu de juges font application si parfaite de ce qui nous semblent, à nous, évident.

Rappel des principes directeurs de l’indemnisation en droit français

Ceux qui suivent les séries américaines mettant en scène de nombreux avocats connaissent les niveaux d’indemnisation que peuvent connaitre les Etats-Unis (étant précisé qu’en réalité, les séries exagèrent énormément, sauf rarissime exception, les niveaux sont très comparables à l’Europe, mais on n’arrête pas Hollywood…). Les Anglo-Saxons connaissent en effet un principe de punitive damage qui, conformément à la tradition puritaine protestante, punit le fait de violer la loi et ce, en plus du préjudice subi par la victime. Ce concept est propre à cette culture et n’existe pas en droit français. En effet, nos droits latins, baignés de catholicisme notamment basé sur le pardon et la deuxième chance, n’ont jamais introduit le concept de punition supplémentaire, le droit civil n’a vocation qu’à réparer, pas à punir.

En conséquence, les principales condamnations que peuvent connaitre les justiciables devant la justice civile sont la réparation du préjudice direct effectivement subi et les frais irrépétibles (article 700 du CPC qui se présente comme une sorte de remboursement des frais d’avocat de la victime, mais en réalité, toujours très en dessous).

La détermination du préjudice induit donc la détermination de la condamnation.

Préjudice direct

En droit français, seul le préjudice direct est réparable, sauf dans le cadre de relations contractuelles s’il en est stipulé différemment. Mais que veut dire le préjudice direct ? à quel stade du raisonnement s’arrête-t-on ?

Dans le cas d'Autoconfiance, le caractère direct comprenait les leads perdus et donc, les ventes perdues. Le tribunal a pris en compte deux étapes successives dans le raisonnement, pas uniquement les leads. Il aurait aussi pu prétendre que parce qu’Autoconfiance avait perdu des leads et des ventes, elle avait mécaniquement perdu de la notoriété, puis qu’en conséquence, elle aurait plus de mal à recruter de bons commerciaux et qu'il est donc probable qu’en conséquence, le chiffre d’affaires baisse à terme et que les dividendes des actionnaires baissent avec, etc…

Il est donc toujours facile de « tirer la ficelle » du préjudice, mais le juge doit toujours s’arrêter à un moment donné. Et le plus tôt possible en droit français.

Par exemple, une perte de clientèle peut aussi bien être imputable au comportement déloyal d’un concurrent qu’au jeu normal de la concurrence ou à la conjoncture économique. Mais, parfois, la cour de cassation aide à la détermination de ce lien de causalité. En matière de concurrence déloyale (ce qui fonde juridiquement le black hat SEO), la Cour de cassation a posé une présomption en faveur de la victime selon laquelle un "préjudice s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale" (Com., 28 sept. 2010).

Le juge du fond, saisi d’une action en réparation, dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier les éléments de preuve, factuels, de la causalité. Pour ce faire, le juge a naturellement recours à des présomptions de faits, en s’appuyant notamment sur :

  • L’indice tiré de la chronologie des évènements (Com., 23 mars 1999) ;
  • La concomitance des faits reprochés et de la chute du chiffre d’affaires (Com., 6 oct.2015) ;
  • L’analyse économique permettant de démontrer le lien entre un comportement et un préjudice.

D’ailleurs, dans l’affaire Autoconfiance, le tribunal a refusé d’indemniser le préjudice moral d’image.

Montant indemnisable

Les règles générales de détermination du quantum (le chiffre) de l’indemnisation sont discutées depuis le début de l’humanité probablement. Généralement cet exercice requiert d’évaluer l’impact du fait générateur (pratiques anticoncurrentielles, rupture brutale de relations commerciales, pratiques commerciales déloyales …) sur une variable (prix, quantités, profits …) appelée « variable d’intérêt ».

L’approche économique du calcul d’un dommage consiste à évaluer le dommage par différence entre les valeurs prises par la variable d’intérêt dans deux situations :

  • La situation observée (le fait générateur s’étant produit) ;
  • La situation contrefactuelle : celle (non observable par définition) où le dommage ne se serait pas produit.

De nombreuses méthodes existent et sont étudiées à l’Université pendant des années. Il n’est pas question ici d’en faire la synthèse.

La méthode appliquée par le tribunal de commerce de Belfort nous parait être un raisonnement totalement transposable dans le cas de détournement de trafic / leads. En effet, le Tribunal de commerce de Paris avait, dans un jugement du 23 octobre 2008, déjà appliqué un raisonnement similaire :
« Attendu que la société Cobrason explique que la somme de 50 000 euros réclamée au titre de la concurrence déloyale se justifie par le fait que, selon le rapport même de Google, 1 257 internautes ont cliqué sur l’annonce durant les six mois où le signe Cobrason a été rapproché de celui de HCS, que le panier moyen d’un client de la société Cobrason est de 700 euros (chiffre certifié par le commissaire aux comptes de la société),et que la somme de 50 000 euros correspond à 71 personnes (sur les 1 257) qui auraient effectué un achat à la suite d’un clic sur l’annonce, soit un taux de transformation de 5 % des personnes ayant eu recours au lien commercial,
Que ce raisonnement paraît raisonnable au Tribunal ».

Le même tribunal, dans un jugement du 4 octobre 2011 concernant une lutte entre Tripadvisor / Expedia / Hotels.com et certains hôteliers, avait du appliquer un raisonnement similaire à des informations mensongères sur la disponibilité des chambres dans ces hôtels ont nécessairement provoqué un abandon de réservation qui a été préjudiciable auxdits hôtels.

« Attendu que les deux hôtels calculent leur préjudice sur un taux de transformation en réservation des visites sur le site tripadvisor.fr pour leurs hôtels respectifs durant la période incriminée ».

Dans tous ces cas, les éléments à prendre en compte sont notamment :

  • Une période de calcul qui irait théoriquement de la faute (les actes de black hat SEO) à la cessation du préjudice (la fin des conséquences des actes) ;
  • Les visiteurs uniques mensuels (ou annuels) ;
  • Le taux de transformation du site / de l’application ;
  • Le panier moyen.

Il est fondamental de bien documenter, de manière peu discutable, chacun de ces éléments. Il est très important de conserver à l’esprit que la justice ne se soucie pas de ceux qui ont raison, ne cherche pas la vérité, n’a cure de la justice… La seule chose qui compte dans un procès, ce sont les preuves, certainement pas d’avoir raison. On gagne un procès avec des preuves, pas avec la vérité.

A priori, il est donc conseillé de mettre en place des outils neutres de décompte des visiteurs, du panier moyen, etc…

A posteriori, il est conseillé, en cas de suspicion d’actes malveillants SEO, de prendre contact sans délai avec un expert SEO et un avocat spécialisé pour qu’ils assistent la victime, qu’ils fassent constater par huissier les actes en question, mais également les conséquences préjudiciables. Les documents comptables devront également être certifiés pour produire plus d’effets juridiques en justice. Enfin, des témoignages de tiers et des études de marché peuvent compléter la panoplie nécessaire à toute action contentieuse.


Alexandre Diehl
Avocat à la cour, cabinet Lawint (http://www.lawint.com/)